Étape 5 : Saint-Vallerin (71) à Taizé (71) – 25 km (130 km)
À 8h00, nous prenons ensemble un petit-déjeuner copieux. Tout va bien, je suis bien reposé et me sens de taille pour aborder la journée dans de bonnes conditions. Monique m’a préparé du pain et un morceau de son excellent clafoutis de la veille pour la route. Nous devons être certainement très bavards puisque c’est finalement vers 9h30 que René me ramène en voiture sur le bord du Chemin, à l’endroit même où j’avais entrepris la descente vers le village hier soir.
Nous nous quittons sur une accolade et j’entreprends de reprendre le chemin empierré. Deux cents mètres plus loin, en traversant un champ plein de la rosée du matin, je m’arrête un instant à côté de la statue de la Vierge dominant les villages de Saint-Vallerin et de Chenôve. Je prends quelques instants pour admirer la vue superbe de la vallée, et m’en mettre plein les yeux. Il faut repartir.
Un peu plus loin, traversant une forêt, alors que je descendais une pente où la présence de nombreux cailloux me poussait à avoir une bonne attention, je croise un groupe de cavaliers dont les chevaux sont en plein effort.
L’arrivée à Culles-les-Roches vaut le coup d’œil. J’aime ces endroits construits aussi près de la nature, faisant lien avec elle. Comme je prends mon temps, je peux admirer les différentes constructions. En passant dans le village en travaux, les conducteurs d’engins de BTP sont assis comme assoupis au volant de leurs machines (stoppées bien sûr). La chaleur monte progressivement. Après une nouvelle montée raide goudronnée, c’est la descente par un chemin forestier vers Saint-Gengoux-le-National. J’arrive vers 12h30, juste à temps pour prendre un peu de nourriture avant la fermeture d’une supérette.
Visite de l’église aux vitraux du chœur de grande luminosité. Point de trace de maître Jacques. Peut-être ai-je mal vu ? Deux touristes s’approchent de moi et engagent la conversation sur le cheminement vers Compostelle. Leur fils a entamé le sien depuis Paris. J’écoute avec attention, car on apprend toujours de l’expérience des autres. On sent qu’ils sont fiers de sa démarche. Tant mieux. Ils me disent que mon sac est trop lourd. Leur remarque rejoint celle que Monique et René m’avaient faite la veille.
Quand j’arriverai à Sainte-Cécile chez Liliane et Jean-Louis, je n’aurais plus d’ouvrage à distribuer. J’ai l’intention de toute façon de m’alléger, par exemple, en abandonnant à Taizé le flacon de douche de 400 ml bien inutile. Que m'a-t-il pris de l'emporter sachant qu'on trouve en route de quoi se doucher ? Une manière de se rassurer ou la peur de manquer ? Allez savoir, l’homme est compliqué. Je m’aperçois que je n’ai pas encore retiré tous les enseignements de mon cheminement de l’an dernier, à partir de Vézelay[1].
Le calme régnant, le village semble endormi. La boulangère me fait un sandwich jambon-fromage dont je mange la moitié au bord du lavoir. Là, un pauvre moineau noir nage à la surface et fait des va-et-vient en fonction des remous de l’eau. Étrange vision de toute l’histoire de la vie et de la mort.
Il est temps de reprendre la route même si la chaleur est insupportable. Il reste près de dix-sept kilomètres à parcourir pour atteindre Taizé. Traversée de hameaux : Nourue, les Chaumes. Je suis très étonné de voir la pointe de mon bâton de marche s’enfoncer dans le macadam, celui-ci s’accrochant sous mes sandales en faisant flop, flop. Personne pour me donner un bon verre d’eau bien fraiche ! En effet, comme on dit chez moi : « Il fait soif ».
À un croisement, je rencontre une promeneuse âgée avec son chien. Je lui demande où je peux trouver de l’eau. Elle m’indique qu’au village suivant, Saint-Hippolyte, je trouverai la source des Blancs, là où ils font leurs ablutions. Elle m’apprend que le village est habité par ces chrétiens anticoncordataires dont les ancêtres étaient opposés au Concordat signé entre Napoléon 1er et la papauté. J’ai conté leur histoire dans les Mystères de Saône-et-Loire[2]. Ils effectueraient leurs cérémonies dans l’ancien doyenné (église) désaffecté.
« Pour accéder à la source, me dit-elle, il faut suivre la route des signeux (signaux), vous voyez pourquoi ? ». Eh bien ! Malgré ces conseils, je n’ai rien trouvé. Réalité ? Légende ? Racontar d’une vieille dame ? Dans le village, un entrepreneur en train de rénover une maison me permet de me rafraichir à un robinet d’eau. C’est peut-être moins cool qu’une source, mais cela fait du bien.
J’entends distinctement passer les nombreux TGV reliant Paris à Lyon et le sud de la France. C’est la confrontation du modernisme et de la vitesse des déplacements avec ces paysages historiques et la longue marche lente de pèlerin. En me dirigeant vers Cortevaix, je passe sous un pont au moment où un train passe. Bruit assourdissant du monde profane où tout doit se montrer efficace et aller vite. En fait, je vais la côtoyer de façon plus ou moins importante jusqu’après Cluny.
Je stoppe à Cortevaix sur un banc près de l’église. Un couple en train de siroter une boisson bien fraiche me regarde sans vergogne. Je suis tellement gêné que je préfère m’éloigner. Après réflexion, je me suis demandé pourquoi j’ai en quelque sorte fui. Pas de réponse.
Je commence à traîner les pieds tant l’énergie me manque. À la sortie du village, je laisse de côté le chemin qui mène à Cluny pour suivre celui qui m’amènera à Taizé. Près de deux kilomètres sur une route goudronnée sans ombre. Cela me rappelle certains parcours espagnols. J’aperçois au loin le pont enjambant la ligne TGV.
Sur celui-ci, un homme en tee-shirt d’une trentaine d’années semble attendre. En passant, nous nous faisons un signe de la tête. « Pas causant le bougre ! » pensais-je. Pendant plus d’un kilomètre, nous allons nous dépasser mutuellement au gré de notre marche. Pourquoi suis-je gêné ? Je n’en sais rien. Ayant marre de ce manège, je décide de poser mon sac sous un arbre et de m’allonger dans l’herbe maintenant que j’aperçois Taizé. J’y reste une bonne vingtaine de minutes. De toute façon, ce choix est réparateur, car je suis crevé.
C’est alors que notre homme réapparait. Dans un français fort teinté d’un accent étranger, il se propose de porter mon sac jusqu’à Taizé. Il me dit qu’il est moine, et que lorsque l’on s’est croisé, il était en prières ce qui l’obligeait à garder le silence. J’avoue que ma méfiance était mal placée…
Je décline sa proposition en répondant qu’il était mon devoir de porter mon sac jusqu’au bout. Il sourit et s’éloigna rapidement vers la communauté. Intérieurement, j’avoue humblement que j’ai regretté d’avoir donné cette réponse aussi rapidement. Cela m’aurait fait du bien. Refus de l’aide proposée ? Orgueil ? Il me faudra près d’une demi-heure pour parcourir le dernier kilomètre donnant accès à la communauté œcuménique chrétienne. La dernière montée vers l’église fut terrible m’obligeant à arrêter tous les dix mètres pour reprendre mon souffle.
Arrivé à l’accueil, il ne faudra pas moins de trois bols de thé bien frais, servi généreusement par un jeune accueillant pour que je retrouve enfin figure humaine, selon l’expression.
Il est 18h30. Neuf heures de cheminement pour une aussi petite distance ! On m’affecte un lit au dortoir 277 pour la somme modique de dix euros, en demi-pension. Tarif calculé selon l’âge ? Un jeune Allemand me prend en charge et me fait réciter tout haut le règlement. Je suis très étonné, je me croyais revenu à la lecture du règlement du collège. Mais bon, il faut respecter le règlement, et je m’y plie.
Dans le dortoir à six lits, je retrouve Thomas, le jeune allemand de Stuttgart rencontré à Fontaines. Il me raconte à quel point il a été bien accueilli gratuitement par les religieuses. Elles lui ont donné en partant de quoi se nourrir sur la route et une enveloppe à destination des moines de Taizé. Elle contenait un mot et cinq euros pour payer sa pension pendant trois jours jusqu’après l’office dominical après lequel, il devra reprendre la route. Bel exemple de solidarité. C’est par des exemples de ce type que l’on s’aperçoit que, religion ou non, la générosité est souvent de ce monde. Il suffit de regarder et de vivre intensément.
Pas le temps de prendre la douche, il faut se rendre au dîner servi sous une tente collective. Auparavant, c’est la prière collective faite en chansons. Je suis impressionné par toutes ces personnes, de tout âge, de toute nationalité, qui chantent à l’unisson. Le repas est d’une grande simplicité : pâtes, tranche de jambon, un morceau de pain, un fruit et un yaourt servis par certains d’entre nous, choisis par une coordinatrice. A priori, j'y ai échappé ! Ce n'est pas de la grande gastronomie, mais après tout, nous sommes dans une communauté religieuse. Ce qui importe, ce ne sont pas les aspects matériels, mais le travail de l’esprit au travers la réflexion et l’étude des textes.
Après enfin la douche, je m’allonge pour me reposer avant d’aller à l’office du soir. J’en connais la beauté pour y avoir assisté à de nombreuses reprises lorsque j’habitais à Massilly, un village situé à trois kilomètres de là. Plus de vingt ans ont passé… Allez savoir pourquoi, ce fut un acte manqué que j’ai regretté. M’étant endormi, personne n’est venu me réveiller. Je ne reverrai le jour que le lendemain matin.
Autre jour, autre destination. Ce sera Cluny et Sainte-Cécile.
À demain. Alain, Bourguignon la Passion.
[1] Alain Lequien, Carnet de voyage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, sur les voies de Vézelay et le Camino Frances.
[2] Alain Lequien, les Mystères de Saône-et-Loire, Éditions de Borée.