Étape 6 : Taizé (71) à Sainte-Cécile (71) – 18 km (148 km)
Cette sixième petite étape devrait me permettre de rejoindre le logis accueillant de mes amis Liliane et Jean-Louis B., un couple que notre famille connait depuis une vingtaine d’années. C’était alors pour nous une période particulièrement difficile. Nous avons toujours conservé envers eux une grande gratitude. Comme nous travaillons souvent sur les mêmes chantiers, cette amitié, plutôt cette fraternité s’est renforcée. Quand Jean-Louis a su que je passais à quelques centaines de mètres de chez eux, il leur est apparu évident de m’accueillir à bras ouverts. Mais, n’anticipons pas…
Il est 6h30 quand le réveil sonne dans la chambrée de Taizé. J’ai dormi comme un loir, n’ayant entendu personne rentrer de l’office du soir. À l’évidence, j’avais besoin de sommeil. Thomas est déjà levé ainsi qu’un Sri-lankais qui doit prendre le bus passant dans la communauté vers 7h00. Tant de monde vient à Taizé – plusieurs dizaines de milliers de fidèles par an – que le département a mis en place cette ligne Bicéphale. Sans oublier les grands parkings pour les visiteurs. Le petit-déjeuner est servi à 8h30 après l’office du matin. On peut le comprendre pour des résidents, pas pour les voyageurs comme nous. Donc, j’en fais l’impasse. Après une accolade à Thomas qui reste plusieurs jours, je prends la route.
Après être passé devant l’église œcuménique de la Réconciliation aux toits russes, je pars me recueillir quelques instants sur la tombe du Frère Roger, le fondateur de Taizé, lâchement assassiné par une démente. J’ai connu cet homme possédant une aura extraordinaire. La bonté transparaissait dans ses gestes et son regard, ce qui en disait long sur sa croyance dans l’amélioration de l’homme. Tombe simple, abondamment fleurie de fleurs multicolores, toute à l’image de sa vie. Homme d’action puisque le pape Jean-Paul II vint lui rendre visite dans sa communauté de Taizé.
Le changement est flagrant surtout depuis la veille. Les vignes ont fait place à l’élevage et aux cultures. Je prends la direction de Cluny, à dix kilomètres, en suivant la Voie verte. Une bonne idée d’utiliser cette ancienne ligne de chemin de fer au profit des cyclistes, marcheurs et autres joggeurs. J’en croise de temps à autre, mais il est encore très tôt. Par exemple, je vois cette mère de famille qui accompagne ses enfants à l’école à vélo et qui, en revenant, me demande si j’ai besoin de quelque chose. Je passe devant Massilly où notre famille a habité plus de trois ans avant de rejoindre Beaune puis Dijon pour le travail.
Je ne marche pas vite. Il me faudra près de trois heures pour arriver à cette ancienne abbaye qui fut pendant deux siècles, le centre spirituel de la Chrétienté, le second pilier avec Rome. Plusieurs abbés furent papes, d’autres refusèrent la tiare pontificale. Les rois, les empereurs venaient consulter les abbés. De nombreuses décisions politiques furent prises dans son enceinte, dont la Reconquista espagnole contre les Maures. Nous en reparlerons en Espagne avec le Matamore. Près de mille deux cents abbayes et prieurés, plus de dix mille moines dépendaient de son abbé. Son église, la major ecclésia de 187 mètres de longueur fut pendant quatre siècles la plus grande église de la Chrétienté avant la construction de Saint-Pierre de Rome. Il n’en reste aujourd’hui que des ruines imposantes après sa destruction lors de la Révolution française.
Lamartine, le régional de l’étape, écrira à vingt ans un poème émouvant intitulé Ruines de l’Abbaye de Cluny dont voici le contenu.
« Hélas, comme un troupeau de pasteurs délaissé
« Loin de leur saint bercail on les a dispersés.
« J’écoute en vain ; leurs voix de chants mélancoliques
« Ne fait plus retentir ces immenses portiques …
« Tout se tait. Seulement, j’entends la hache impie
« Qui renverse à grand bruit la nef avilie
« Les pieux monuments de ses saints fondateurs ;
« J’entends les coups pressés des marteaux destructeurs
« Et d’artisans grossiers une foule égarée,
« Blasphémant le saint nom dans l’enceinte sacrée !
« Oh ! Suspendez vos coups ! Arrêtez, malheureux !
« Voilà, voilà l’asile où tendaient tous mes vœux ;
« Ne me l’enlevez pas ! J’ai trop goûté la vie.
« Je ne pourrai jamais boire jusqu’à la lie
« Ce calice effrayant d’amertume et d’ennuis
« Qu’elle offre à mes regards, hélas, et que je fuis. »
Me rendant à l’office de tourisme pour y faire tamponner ma crédentiale, j’ai la surprise de découvrir que son directeur est un ancien collègue connu alors que j’étais en responsabilité à Bourgogne Tourisme. Hasard quand tu nous tiens…
Je déguste une bonne bière bien fraiche en face des bâtiments conventuels abritant de nos jours l’École nationale des arts et métiers, un établissement que je connais bien.
Il est temps de reprendre la route, même s’il ne reste que huit kilomètres à parcourir. Mon plaisir sera de passer du temps avec mes amis. J’entreprends la montée vers Jalogny, mais je ne sais pourquoi, je me retrouve bientôt sur le chemin de grande randonnée défoncé par la pluie et les tracteurs. Pas le temps de tergiverser, je continue, car après tout j’y arriverais même si cela est moins agréable que ce que j’avais espéré.
À 14h00, je frappe à l’entrée de leur jardin. Voulant faire un peu d’humour, simulant un quémandeur, je lance un : « Vous n’avez pas une p’tite piécette, Madame ? ».
Liliane répond par un interrogatif : « Alain ? »
« Oui, c’est moi. Ai-je donc tant l’air changé avec ma barbe naissante ? »
J’entre et après m’être désaltéré, je vais prendre le bain proposé où je m’endors. Revigoré, changé, je me mets à table, car n’ayant rien pris ce midi, Liliane m'a préparé une salade-tomates et des radis.
Avec gentillesse, elle prend en charge non seulement mes vêtements (lavage, raccommodage…), mais aussi mes blessures. En effet, il est clair maintenant ma jambe gauche a doublé de volume. Un coup ? Une piqûre d’animal ? Problème de circulation ? Liliane me met du camphre puis un produit spécial qui va se révéler très efficace (je continue le traitement).
Nous parlons longuement du passé, du présent, de l’avenir, de la famille. Comme des copains qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Je passe une vraie soirée familiale comme je les aime, où l’on est content d’être ensemble, de parler en toute liberté, sans contrainte. Son fils Jean-Philippe, qui habite dans le Pays basque, pourrait peut-être me recevoir lors de mon passage dans la région.
Jean-Louis s’est mis à la cuisine. Il nous a concoctés pour l’occasion des cuisses de pintade au chou, une recette lyonnaise, avec de petites pommes de terre fondantes sous la bouche. Délicieux, ce vrai repas gastronomique. Le tout arrosé de Pommard. Oui, encore… Je sais…
Je ne sais plus à quelle heure, mais devons-nous compter le temps quand tout va bien ? je vais me coucher pour m’endormir comme un enfant heureux.
À demain. Alain, Bourguignon la Passion.